Acétaminophène et warfarine : l’interaction oubliée

La warfarine, un antagoniste de la vitamine K, est utilisée pour prévenir les événements thrombotiques dans des conditions telles que la fibrillation auriculaire (FA).
Plus de 30 millions d’ordonnances de warfarine sont délivrées chaque année, mais malgré son utilisation répandue, elle présente de nombreuses limites. Les interactions médicamenteuses notables comprennent les antibiotiques, les anticoagulants, les agents antiplaquettaires et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS).
Les AINS, utilisés pour leur effet analgésique et disponibles sans ordonnance, inhibent les plaquettes et peuvent avoir des effets gastro-intestinaux indésirables. L’acétaminophène, un analgésique couramment utilisé dans le monde, est souvent préféré aux AINS en raison de son profil d’effets indésirables plus attrayant. Jusqu’à 18% des patients prenant de la warfarine prennent également de l’acétaminophène, mais les cliniciens peuvent ne pas reconnaître l’interaction potentielle entre les deux médicaments.1
Rapports de cas
De nombreux rapports de cas ont été publiés décrivant des patients prenant de la warfarine qui ont présenté des INR suprathérapeutiques et des événements hémorragiques après avoir pris des doses modérées à élevées d’acétaminophène pendant plusieurs jours. Les événements hémorragiques comprenaient des saignements gingivaux, une hématurie, un hématome rétropéritonéal et des saignements gastro-intestinaux. Les rapports normalisés internationaux (INR) variaient de 4,0 à 16,39 dans les études, une étude faisant état d’un patient dont le temps de prothrombine (PT) était de 96 secondes. Les INR se sont normalisés entre 7 et 10 jours après l’arrêt des deux médicaments chez 2 des patients, tandis que du plasma frais congelé et/ou de la vitamine K ont été administrés pour inverser les effets de la warfarine chez les autres. Dans les rapports de cas, les patients ont consommé environ 1 à 4 grammes d’acétaminophène par jour sur une période de 4 à 10 jours. Dans deux rapports de cas, les patients ont repris de l’acétaminophène après que le RIN se soit stabilisé ; dans les deux cas, le RIN a augmenté de nouveau.1
Données prospectives
Une étude croisée en double aveugle menée en 2005 auprès de 11 patients recevant une dose stable de warfarine a assigné les patients à recevoir 1 g d’acétaminophène ou un placebo 4 fois par jour pendant 15 jours, avec une période d’élimination entre les deux phases. L’augmentation maximale moyenne de l’INR était de 1,04 dans la phase acétaminophène contre 0,20 dans la phase placebo (P = 0,003).2 Une continuation de cette étude qui a recruté 9 patients supplémentaires a montré une augmentation maximale moyenne de l’INR de 1,20 dans la phase acétaminophène contre 0,37 dans la phase placebo (P <0,001), ainsi qu’une diminution des activités des facteurs II, VII, IX et X. Aucun événement hémorragique n’a été rapporté pendant l’étude.3
Un essai plus récent, randomisé et contrôlé par placebo, a recruté 45 patients sous dose stable de warfarine pour recevoir de l’acétaminophène 2 g/jour, de l’acétaminophène 3 g/jour ou un placebo dans un rapport 2:2:1. L’augmentation maximale moyenne de l’INR était de 0,70 et 0,67 chez les patients recevant 2 et 3 g/jour, respectivement (P <.02 vs placebo). Notamment, le traitement était interrompu lorsque l’INR montait à 3,5 ou plus.4
Une méta-analyse de 2015 comprenait 7 essais contrôlés randomisés avec des patients prenant des antagonistes de la vitamine K, y compris la warfarine et le phenprocoumon, qui recevaient 1,3 à 4 g d’acétaminophène par jour. L’augmentation moyenne de l’INR chez les patients prenant de l’acétaminophène et de la warfarine en même temps était de 0,6, et un événement hémorragique est survenu. Les essais ont exclu les patients présentant des RIN labiles et le RIN a été soigneusement surveillé tout au long des essais, ce qui a peut-être contribué au petit nombre d’événements hémorragiques.5
Mécanismes potentiels
Plusieurs mécanismes ont été proposés pour expliquer l’interaction entre l’acétaminophène et la warfarine. Le métabolite toxique, la N-acétyl-p-benzoquinone-imine (NAPQI), résultat du métabolisme de l’acétaminophène par le CYP2E1, peut être rapidement éliminé par conjugaison avec le glutathion dans le foie. L’accumulation de NAPQI peut être présente en cas de surdosage et dans le cadre d’une induction du CYP2E1 par l’acétaminophène lui-même, l’éthanol ou le diabète. Le NAPQI peut perturber la carboxylase dépendante de la vitamine K et la vitamine K-époxyde réductase (VKOR), inhibant ainsi le cycle de la vitamine K en de multiples points. D’autres mécanismes peuvent inclure la production de peroxynitrite et l’inactivation subséquente de la VKOR, ainsi que l’inhibition compétitive du métabolisme de la warfarine par l’acétaminophène par l’intermédiaire des enzymes CYP.6
Recommandations
Malgré la disponibilité de preuves de l’interaction entre l’acétaminophène et la warfarine depuis les années 1960, les données concernant la signification clinique de cette interaction restent rares. Les recommandations concernant la prise en charge des patients prenant les deux médicaments ne sont pas solides car il n’existe pas d’études examinant les résultats, tels que les hémorragies majeures. Il peut être prudent de surveiller l’INR plus fréquemment si un patient qui était auparavant stable avec une dose de warfarine commence à prendre de l’acétaminophène de façon régulière. Enfin, dans le cas d’une variabilité autrement inexpliquée de l’INR, cette interaction pourrait être considérée comme un facteur contributif.6

1. Hughes GJ, Patel PN, Saxena N. Effet de l’acétaminophène sur le rapport normalisé international chez les patients recevant un traitement par warfarine. Pharmacothérapie. 2011;31(6):591-7.
2. Mahé I, Bertrand N, Drouet L, et al. Paracétamol : un facteur de risque hémorragique chez les patients sous warfarine. Br J Clin Pharmacol. 2005;59(3):371-4.
3. Mahé I, Bertrand N, Drouet L, et al. Interaction entre paracétamol et warfarine chez les patients : une étude en double aveugle, contrôlée par placebo et randomisée. Haematologica. 2006;91(12):1621-7.
4. Zhang Q, Bal-dit-Sollier C, Drouet L, et al. Interaction entre l’acétaminophène et la warfarine chez les adultes recevant des anticoagulants oraux à long terme : un essai contrôlé randomisé. Eur J Clin Pharmacol. 2011;67(3):309-14.
5. Caldeira D, Costa J, Barra M, Pinto FJ, Ferreira JJ. Quelle est la sécurité de l’utilisation de l’acétaminophène chez les patients traités par des antagonistes de la vitamine K ? Une revue systématique et une méta-analyse. Thromb Res. 2015;135(1):58-61.
6. Lopes RD, Horowitz JD, Garcia DA, Crowther MA, Hylek EM. Interaction entre la warfarine et l’acétaminophène : un résumé des preuves et de la plausibilité biologique. Blood. 2011;118(24):6269–73.

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